Pourtant la cohabitation avec cette canne n’a pas été chose facile ; je l’ai eu tardivement dans ma vie, car avant mon entrée à l’université, je me déplaçais sans aide matérielle d’aucune sorte ; et dans mon déni de mon handicap, je ne voulais pas en entendre parler. (Quoi, mécréants, qu’entends-je une béquille ? Oh, mon Dieu !)
Mais arrivée à l’université, ce ne fût pas la même chanson ; le rythme des cours était beaucoup plus prenant et je devais faire deux fois plus d’efforts. Mon corps accusait la fatigue et je n’étais pas très productive dans mon travail. Très vite je me suis rendue compte que, si je voulais garder mon rythme et mon indépendance, je devrais faire une concession qui se présentait sous la forme d’une béquille. Certes c’est un petit sacrifice, je vous l’accorde mais qui a du mal à passer : si je pouvais prétendre auparavant marcher (avec certes des différences) « comme tout le monde » c’était fini, la béquille me rendais beaucoup plus voyante, et mon handicap aussi par la même occasion. En plus je voyais cela comme un début d’une dégénérescence de ma condition physique. Et que penserons les assignées femmes de cette ligne de métal voyante ? Donc vous l’aurez compris, je l’ai accueilli dans ma vie plutôt froidement.
Quatre ans après, je vous avoue qu’il y a toujours des petits ratés, entre elle et moi :
Premièrement, lorsque on a une main (et demie) qui fonctionne, la béquille peut parfois devenir contraignante (faire les courses par exemple, peut parfois être assez acrobatique avec les sacs et la canne) ; ensuite, elle n’arrête pas de tomber environ 10 à 15 fois par jour, sans que j’arrive à la positionner correctement, car si on n’a pu envoyer des humains sur la lune, on n’a pas été foutu de faire tenir droit un bout de métal.
Bien évidemment, elle chute dans des moments délicats comme en plein milieu d’un colloque d’éminents historiens (produisant un bruit qui interpelle toute la salle) ou encore dans une bibliothèque « où le bruit n’est pas tolérable, mademoiselle », m’a dit la bibliothécaire qui a failli faire une crise cardiaque quand la béquille a glissé sur le parquet en bois. Pourtant j’use de stratagèmes : j’essaye de la coincer entre la table et le sol, puis avec la chaise, ou de l’appuyer contre un mur, mais au final elle finit toujours par s’écrouler. (À croire que cet objet a une conscience malfaisante ! comment ça je regarde trop de films d’horreur ?)
Et dernière chose c’est que lorsque vous avez une béquille et qu’il y a du monde autour de vous, vous êtes sure à 99% que les personnes shooteront dedans. Je vous assure que le shootage de béquille est une loi immuable comme celle de la gravité. Si ce n’est pas tellement problématique pour moi (mis à part quand on me la bouge quand je suis appuyé dessus évidemment), ça l’est beaucoup plus pour les autres : je ne compte plus le nombre de fois où la béquille a occasionné une chute (pour une estropiée avouez que c’est tout de même le comble).
Mais ces petits désagréments ne me font pas oublier qu’elle est littéralement un précieux soutien :
C’est grâce à ma béquille que je peux enchainer une journée de cours et sortir après avec mes amis ; c’est aussi grâce à elle que j’ai pu accéder à des lieux qui m’auraient été interdits ; et enfin je n’oublie pas qu’elle m’a soutenue dans des voyages fabuleux, où j’ai pu contempler de magnifiques paysages. Bref elle me garantit mon autonomie et mon quotidien.
Je sais qu’aujourd’hui elle m’est indispensable dans la vie de tous les jours ; et cela ne me gêne (pratiquement) plus : parce que je me suis rendue compte que même si elle attirait les regards (et moi avec), ce n’était pas seulement elle qui définissait mon existence ; c’est juste une partie de moi, parmi tant d’autre.
Et à propos des filles si ça a pu bloquer certaines au début, elles se sont rendues compte que la nana qui la portait vaut le coup qu’on si intéresse. (Je réfléchi d’ailleurs très sérieusement si je ne peux pas l’utiliser pour faire une danse sexy)
Comme je vous le disais, ma béquille et moi nous formons un duo d’enfer.